Cette exposition n’est pas née d’une intention.

Elle est la résonance d’une promenade.Hiver 2014. Aux alentours de Gstaad, la première édition de Elevation 1049 touche à sa fin. Explorant ce parcours avec ma famille et une amie, elle aussi dans le monde de l’art, nous arrivons vers le soir devant l’installation Mürrischer Schnee de Thomas Hirschhorn (1957,Berne ; vit et travaille à Paris). Un campement temporaire au croisement de l’art, de la penséepolitique et du paysage alpin. Des abris en lattes de bois évoquant la crise climatique, les guerres, les famines et l’injustice sociale ; des igloos remplis de livres et de statistiques ; des bonshommes de neige coiffés de perruques et de masques de panda, leurs ventres ouverts révélant de petites bibliothèques — Robert Walser, Hannah Arendt, Martin Luther King. Un anti-monument, fragile et pourtant résolument présent.
Nous engageons la conversation avec Ueli, un habitant du lieu qui représente le projet pourl’artiste, avec Otto. Presque en passant, il prononce une phrase qui va rester en suspens :« Nous ne savons pas vraiment quoi faire de l’ours après la fin de l’exposition… » Sans y réfléchir longuement, je réponds que je le prendrais bien.
Mon nouveau bureau à Gland, un ancien espace de stockage doté d’un plafond véritablementcathédrale, me semble être un lieu approprié pour accueillir l’animal, taillé avec audace dans unbloc de polystyrène de plus de trois mètres de haut. Je donne ma carte à Ueli. L’épisode s’est ensuite dissipé.
Le lendemain après-midi, mon mobile sonne, numéro inconnu.Ueli, d’une voix un peu rauque :« Tu veux toujours l’ours ? » Un peu interloquée, je réponds :« Mmh… oui ! »« Mais tu dois payer le transport. Six cents francs. » Le soir même, l’ours était là.
Le passage par le monte-charge et les couloirs de l’ancien bâtiment a été possible — jusqu’à laporte de mon bureau. L’ours ne passait pas. Il ne pouvait pas rester dans les espaces communs.Pour le faire entrer, on a dû le scier en deux, puis le reconstituer à l’intérieur.
C’est ainsi qu’il a pris place, présidant silencieusement à mon évolution en tant que critiqued’art, non sans donner rapidement à mon travail une dimension engagée. J’aurais été —étonnamment — parmi les premières dans ce métier en Suisse à parler de la crise climatiquenon comme d’une possibilité, mais comme d’une réalité en train de se déployer à une vitesse exponentielle.
Mais l’ours n’était pas la seule pièce de Mürrischer Schnee à trouver le chemin de Lauenen àGland. Avec lui sont également arrivées des pancartes que les bonshommes de neige tenaiententre leurs mains. L’une d’elles, particulièrement agressive, est rédigée en français :« Regarde bien ta Rolex, c’est l’heure de la Révolte ! »
À première vue, face à la pancarte, on croit lire révolution, parce que c’est le mot que l’on attend. Le terme « révolution » est aujourd’hui employé comme un mot-usine — dans le champ culturel comme dans celui de la politique, de la technologie ou encore du management. Mais les révolutions réelles furent sanglantes, destructrices et d’une durée douloureusement longue. L’idée qu’un monde meilleur surgisse rapidement après de profonds bouleversements, relève d’une illusion. Mais l’œuvre insiste sur un autre terme : révolte qui condense mieux l’idée d’unsoulèvement grass roots jamais achevé, mais une attitude, une énergie, un refus actif et continu.
Dans ce contexte, d’autres pancartes prennent une force singulière : des mots simples, formulésen allemand à l’orthographe parfois libre : « Gesundheit » (santé), « Lebenssinn » (sens de la vie),« Lernen-Kônnen » (savoir apprendre), « Freundschaft » (amitié), « Lebensfreude » (joie de vivre),« Lebensqualität » (qualité de vie), « Authentizitât » (authenticité), « Nur Philosophie – hilft »(seulement la philosophie – aide) et « Eigenverantwortung » (responsabilité personnelle). Non pas des slogans, mais des conditions préalables à une vie bonne dans le sens aristotélicien.
Je dois maintenant quitter ce bureau. L’espace est vidé et fraîchement repeint. Pour un brefmoment, il devient un lieu d’exposition. L’Ourse — car c’est ainsi que je perçois désormais l’animal, après hésitations et discussions avec maintes personnes plus savantes en biologie que moi — y est présentée avec les pancartes de Mürrischer Schnee, ainsi qu’une série répétitive d’une affiche du photographe, écrivain et militant pour l’environnement Peter Tillessen (1969,Hanau/D ; vit et travaille à Zurich et au Tessin).
Tillessen a photographié, vingt-cinq ans après Andreas Gursky, un même fragment de forêtenneigée au col de l’Ofenpass. Alors que les photographies de Gursky atteignent aujourd’hui desvaleurs de plusieurs millions aux ventes aux enchères, Tillessen a choisi d’imprimer son œuvresous forme d’affiche en 6000 exemplaires et de la vendre pour un franc — au Centre de laPhotographie dans le cadre de son exposition Superficial Projects et dans une filiale de la Migros.Un geste radical d’accessibilité. L’édition est entre-temps quasi épuisée.
Ensemble, L’Ourse, les pancartes de Hirschhorn et les affiches de Tillessen forment uneconstellation temporaire. Un retour hivernal, avant que l’animal ne poursuive sa route. Car ce projet ne se conçoit pas comme un point final, mais comme un déplacement.L’Ourse voyagera, portant ses messages — silencieux, ambigus, dérangeants.
Peut-être est-ce là sa tâche.
–– Katharina Holderegger Rossier
L’exposition sera vernie le 28 entre 17 et 21 heures et ouverte ouverte le dimanche 29 ainsi que le lundi 30 de 14 à 17 h.
Puis elle sera encore une fois à visiter le week-end du 4 au 5 et 14 à 17h. Ou sur rendez-vous.
>>Visible jusqu’au 17 janvier
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Katharina Holderegger Rossier
Historienne de l’art, critique d’art,
commissaire d’exposition (AICA)
Bureau
Avenue du Mont-Blanc 31
En route
kholderegger@hotmail.com
+41 79 252 22 70
